« La mère, ou l’impuissance à réparer »
La mère de Jack est à l’image de son époque et de la condition de l’épouse : effacée, servile et soumise à son mari. Elle dispose à peine du droit de parole, certainement pas du droit de décider ni du droit de faire valoir son point de vue.
Jack est mort. Ses parents disposent d’une urne dans laquelle ses cendres ont été recueillies. Pour Ennis, envahi de chagrin, le pèlerinage est obligatoire. Rendre visite aux parents de Jack est une façon de se rapprocher, d’appréhender le passé de Jack, de commencer son deuil et de respecter les dernières volontés de son compagnon : que ses cendres soient dispersées à Brokeback Mountain qui symbolise tout ce qu’a représenté leur union, leur passion, et leurs rares moments partagés, étalés sur vingt ans.
Lors de cette première rencontre entre les parents de Jack et Ennis, le père de Jack, impassible, délivre un discours castrateur dans la suite de l’ « enseignement » qu’il a dû dispenser à son fils et du type d’autorité qu’il a dû manifester. Bien évidemment, le cadeau symbolique qu’aurait représenté la remise de l’urne à Ennis pour que ce dernier accomplisse le rite salvateur n’est pas accordé. Une certaine morale doit l’emporter.
La mère vit son chagrin dans la dignité, mais pas dans la négation : son visage résume admirablement le flot de sentiments qui la traverse. Ennis devient aussitôt le miroir du fils perdu ; elle s’y attacherait si sa situation maritale le lui permettait. Généreuse, mais emprisonnée dans ce carcan familial et social, elle offre le peu qu’elle est en mesure de donner : elle propose à Ennis de visiter à l’étage la chambre d’enfant de Jack. S’en suit un passage d’une rare intensité où aucune parole n’est nécessaire : rarement aussi peu d’images et d’impressions, dans un décor dénudé, n’acquiert autant de force d’impact et de capacité résolutive.
En quelques secondes, la vision de la chambre mansardée, d’une simplicité biblique, donne tout à penser de l’enfance et de l’adolescence de Jack, de ses rêves et de sa solitude ; combien la fenêtre ouverte vers le paysage environnant devait être pour lui source de voyages, d’espoir et d’évasion. Ennis s’assied sur le tabouret placé au bord de l’unique fenêtre et revit lui-même ce que nous, spectateurs ou lecteurs, avons déjà compris. Cette chambre c’est le nid, le coffret. Et dans un coffret, il est volontiers placé les plus intimes de ses secrets. C’est bien ce qu’il advient.
Par hasard, dans l’émotion de cette découverte de l’univers d’enfance de Jack, Ennis découvre près des quelques vêtements du disparu dont le contact est presque émotionnellement insoutenable, cachées, la chemise qu’il croyait avoir perdu dans les montagnes vingt ans plus tôt lors de leur première passion amoureuse, accrochée à un cintre à la propre chemise de Jack datant de la même époque et des mêmes instants partagés. Il est inutile d’insister, le symbole parle de lui-même. Tragique.
La mère vit en silence son impuissance passée et présente, ce don reste insuffisant, la réparation ne peut être atteinte. Ennis peut quitter ces lieux chargés ; on n’imagine pas l’y voir revenir.
Ang Lee signe ici une scène clé et conclusive du film : la sobriété, le silence et la pudeur du traitement exacerbent le drame. Exemplaire, comme une marque au fer rougi.
© Copyright 2006 Bruno-Stéphane
1 comment:
I found this scene, as you did, almost unbearable in its beauty--like the music of Wagner's Tristan und Isolde. You are absolutely right to say: "rarement aussi peu d’images et d’impressions, dans un décor dénudé, n’acquiert autant de force d’impact et de capacité résolutive." I first saw BBM over a month ago and when I think of this scene tears still come to my eyes". Sunt lacrimae rerum...
Un américain à Paris
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